Pierre LUCAS
Directeur d’hôpital honoraire aux Hôpitaux Universitaires de Strasbourg

Anne-Claire BUCCIALI
Psychologue, Ligue Contre le Cancer, vice-présidente de l'APOHR
Gustave Nicolas FISCHER
 
Nous avançons progressivement vers la fin de cette journée. Je voudrais vous présenter Monsieur Pierre LUCAS, Directeur d’hôpital honoraire aux Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. Il va nous faire la conclusion de cette journée. Je vais lui laisser la parole. 
Par la suite, Anne-Claire BUCCIALI nous présentera le prochain thème.
 
Pierre LUCAS

Je me suis assis  au fond de la salle, au dernier rang.   
J’ai écouté,   et  j’ai entendu  le témoignage  de six  réalités. 

La première réalité   dont j’ai entendu le témoignage,      est  la plainte des soignants. 
Vous vous plaignez   de la charge de la traçabilité : « il faut toujours faire des papiers ». 
Vous vous plaignez   des écrans qui sont   entre les patients  et les soignants, 
Vous vous plaignez   du manque de temps,  du temps que l’on passe  dans le CLAN,  le CLIN,  le CLU,  le ... 
C’est vrai.

Vous vous plaignez  surtout  de la diminution de la possibilité d’être présent  auprès des personnes, en conscience ; 
Vous vous plaignez   de ne pas pouvoir  bien  faire  votre travail. 
Vous vous plaignez   d’être insatisfait. 
Il y a  une plainte des soignants. Voilà ce que j’ai entendu.
Vous vous plaignez aussi  du fait  que ce qui a de la valeur  en ces temps-ci, c’est ce qui est " codable " : 
la T2A, les taux d’occupation, la DMS, la multiplication des actes. 
Pourtant, vous savez que ce qui a de la valeur, c’est ce qui n’a pas de prix. 
 
La deuxième réalité   dont j’ai entendu le témoignage, 
c’est la nécessité  ontologique presque – je dis cela  à l’attention de Mr. PIERRON – des notions d’espace et de temps. 
Nous avons entendu  les mots  d’espace  et  de temps,   sans arrêt. 
Ce sont  deux mots que nous trouvons dans la Critique de la raison pure d’Emmanuel KANT. 
Ce sont  ce que l’on appelle  des catégories mentales. 

Il est impossible, à un être humain, de penser quelque chose  
si ce n’est pas ici ou là-bas, à un endroit, en un espace     
et  si ce n’est pas maintenant, hier ou demain, donc dans le temps. 
Il nous est rigoureusement impossible d’être si nous n’avons pas ces deux notions-là. 
Nous avons donc besoin  d’espace et de temps, et il faut qu’ils soient notés, "officialisés".
S’il y a un temps et un espace affectés à telle chose, alors, cette chose est importante.
S’il n’y a pas d’espace et de temps affectés à …, c’est que cette chose n’est pas importante et n’existe pas. 

J’ai entendu, ce matin,  en tout début de journée : " space of peace". 
Il nous fallait un espace de paix, une oasis.  Pour quoi faire ? 
Pour faire émerger   des interrogations,   des questionnements 
qui permettent de répondre  " présent"    au présent du monde  dans lequel le soignant est plongé. 

C’est, un peu,  une réponse à la plainte :  " on n’a pas le temps ". 
Cela peuvent être  des temps  petits,  mais  des temps. 
Cela peuvent être  des lieux qui ne sont pas réservés, absolument,   mais des lieux réservés  pour un temps. 

Il faut "dégager",  " consacrer " du temps  pour se réformer, pour changer les états d’esprit,  et d’abord le mien. 

Cet après-midi aussi,  vous avez témoigné  qu’il nous faut  des espaces  et  des temps. 
Les groupes de questionnement  sur l’éthique dans des situations singulières 
sont  des espaces  et des temps  consacrés  à un examen de ces questions.
 
La troisième réalité  dont j’ai entendu le témoignage,    c’est  l’existence  d’une souffrance. 
Il y avait  de la plainte.    Ensuite,   j’ai entendu  de la souffrance,   de la souffrance  
- dans une culture  de croyance  en la toute puissance médicale, 
- dans la culture  de l’obligation du résultat, 
- une culture  qui se trouve dans la tête des patients,  dans la tête des personnes soignées. 
Je n’ai pas dit " malade " parce que  lorsqu’on dit malade,  la personne est réduite à une maladie. 
On s’occupe alors des organes  ou des dysfonctionnements des organes, on ne s’occupe pas des personnes.

Nous sommes donc  dans une croyance  en la toute puissance. 
Les personnes malades  le demandent. 
Les personnes soignantes  le croient :
il faut  que je sois puissant,  que je réussisse, que je guérisse parce que  je suis là   pour cela. 

Pourtant, on sait très bien,   mais on ne va pas le dire et on ne va pas  le reconnaitre, 
qu’il n’y a  qu’une seule chose  de certaine  dans la vie : c’est qu’on va mourir un jour. 
Nous ne voulons pas  entendre  parler  de cela.   Cet écartèlement  fait souffrir. 

J’ai entendu  une souffrance  de la part des personnes soignantes,  en équipe  ou pas, 
et une souffrance de la part des patients   qui supportent  ces personnes soignantes  qui souffrent. 
C’est ce qu’on appelle   la maltraitance. 
C’est, de la part d’un soignant,  la souffrance de ne pas pouvoir être tout puissant, qui engendre une culpabilité : 
« je ne réussis pas tout. ..  Je ne réussis rien…  Je ne suis donc  bon à rien. ».  
Voilà   ce qui  a  été  dit.

 Il  a  été  dit,  aussi,   que cette souffrance,   ce n’est pas la souffrance de l’autre  qu’on ne supporte pas. 
C’est la propre souffrance de la personne soignante     de ne pas pouvoir supporter   la souffrance de l’autre. 

Que dois-je faire   pour bien soigner   et  être bien  avec moi-même ? 
Ah,  si je le savais,   parce que c’est une question  qui me taraude. 
Qu’est-ce qui va   faire vivre l’autre ?    Qu’est-ce qui va   me faire vivre ? 

J’ai lu dans un livre qui a été écrit voici 3 000 ou 4 000 ans : 
« tu as devant toi la vie et la mort.  Alors,  choisis de vivre ».    Ce n’est pas évident. 

Quatrième réalité   dont j’ai entendu le témoignage :  la nécessité de l’éthique au cœur des soins.
Le cœur,   je sais ce que c’est   depuis que  j’ai été opéré du cœur : 
on n’apprécie jamais   que  ce dont on manque,  au moins  un peu. 
Je n’ai plus  que 24 % de mon cœur qui est bon. 
Je suis " incapable",  à 76 %.    Je commence donc  à savoir   ce qu’est le cœur. 

Le cœur, c’est ce qui permet de vivre. C’est ce qui permet  à tous les appareils  de fonctionner. 
S’il n’y a pas de cœur,  le sang et l’oxygène ne circulent plus, 
les mains et les pieds, et tous les autres organes, y compris le cerveau,  ne fonctionnent plus. 

En ce sens,  la place de l’éthique,    c’est bien d’être   au cœur  des soignants. 
S’il n’y a pas de" cœur éthique",  de "respiration éthique",    le soignant   ne peut pas  soigner. 

La dimension éthique  est une nécessité   pour pouvoir   vivre  ensemble. 
L’acte de soin est une relation entre soignant et soigné, une relation dissymétrique : 
  l’un est debout   et l’autre est couché,    l’un est tout puissant   et l’autre  est tout nu. 
Je me souviens, quand j’ai été opéré, avoir été couché, tout nu.  Mon bras  était tendu. 
" Allez-y, vous me mettez  ce que vous voulez  pour m’endormir.   Je n’ai  de toute manière  rien à dire. 
  J’ai confiance. J’ai fait confiance   et ça va.    Si je ne  faisais pas  confiance,    je ne serais pas là. "

La respiration éthique,  c’est ce qui permet, dans cette relation dissymétrique, 
de pouvoir vivre ensemble et de pouvoir chacun vivre, dans le respect de l’autonomie du patient. 

Qu’il me soit permis, ici, d’ajouter  à ce qui a été dit. 
La loi du 4 mars 2002, dite loi KOUCHNER, 
contient  en son sein   une révolution culturelle qui n’a pas encore été réellement intégrée en France. 
Il y est dit que le patient décide des soins  avec le médecin. 
Désormais,  le sujet de la phrase,  celui qui décide des soins,    n’est pas  le corps médical. 
Auparavant,  les médecins soignaient  avec le consentement des malades, si ceux-ci  le veulent bien. 
Auparavant,  l’accord de la personne malade   était un complément circonstanciel.
Désormais,   le patient prend les décisions concernant sa santé, 
avec l’accord des médecins qui lui doivent de l’information. 

Cela a été complété par la loi dite LEONETTI du 22 avril 2005,  
loi qui va prochainement faire l’objet de débats sur son application.  Au terme de sept années,  c’est bien normal. 
Il est vraisemblable  que seront apportées des précisions   sur  la mission de la " personne de confiance " , 
sur l’expression de la volonté de la personne soignée  par personne interposée,  
sur les conditions dans lesquelles doivent être respectées les directives – anticipées ou non, données  directement ou par "avocat" -  de la personne concernée.

Ce qui est " en  jeu",      pour pouvoir  vivre ensemble,       pour respecter l’autonomie de la personne soignée,  
 pour que la personne soignée ne se sente pas maltraitée, 
c’est  l’attention  à  ses valeurs.  Que connaît-on  de ce qui vaut   pour elle ? 
La connaissance que nous avons  de ses valeurs  n’est-elle pas  le fruit  d’une inattention,  d’une projection de nos propres valeurs,  voire  d’un  détournement  de manifestation de volonté ?  
 
Cinquième réalité   dont j’ai entendu le témoignage  : 
l’éthique est nécessaire, ai-je entendu,   pour  "sauver sa peau"   parce que soigner  n’est pas facile. 
Soigner,  c’est  aussi  vivre  la tentation  d’exercer  un certain pouvoir. 

Au fond, nous voudrions que l’autre se réduise à notre façon de voir, que l’autre pense comme nous. 
Nous voulons que le malade soit l’objet de notre bonté. 
Nous avons des tentations, des émotions, des ressentiments, des sentiments. 
Nous avons besoin de les exprimer   pour les purifier. 
C’est la catharsis, que vous avez expérimenté  au cours de la phase 2 de votre exercice de cet après-midi : 
exprimer  ses sentiments,  pour en faire quelque chose,   et ne pas les laisser refoulés,  cela ferait tout  sauter. 

On le fait  dans des séances  comme cet après-midi,  dans des groupes. 
Même sans groupe,   il faudrait que nous osions tout de même dire : « je lui tordrais bien le cou ». 
C’est bien  d’exprimer  un tel sentiment.   Pensons-le. De toute façon, on ne peut pas empêcher de le penser. 
Après  l’avoir exprimé  et objectivé,   nous  pourrons  en faire  quelque chose. 

Nous sentons  bien  que nous avons des tentations,  des tentations   de passage à l’acte. 
Il a été parlé,  ce matin,   des euthanasies,   et aussi   des actes manqués. 
Elles sont nombreuses les tentations  d’avoir un acte manqué : « oh, pardon ! ».
Pour subir tous les mois des prélèvements pour surveiller mon INR, 
 j’ai droit de temps en temps à des « oh, pardon ! ».    Je dois énerver  l’infirmière  qui effectue le prélèvement. 

Nous avons toujours  la tentation  de ... 
Il a été dit   que des mauvais traitements,  ou des passages à l’acte,   
   étaient  une façon  symbolique   de donner la mort   et de faire taire la personne soignée. 
Alors,  sans doute   par espièglerie, 
 j’ai écrit,  sur ma feuille de papier,  l’inverse, complémentaire,  de ce qui a été dit :
" une façon symbolique  de donner la vie, c’est de se taire soi-même et de laisser la personne soignée s’exprimer ». Combien de fois  avons-nous  entendu, au terme d’entretiens  de soins,  la personne soignée  nous déclarer :  « merci pour tout ce que vous m’avez dit,  je suis en paix »,  alors  que nous nous sommes tus.
Il a été dit  au cours de cette journée,  et je l’ai entendu  :
Si nous voulons tuer,  nous n’avons qu’à prendre toute la place, 
tellement nous avons peur de nous faire marcher sur les pieds. 
Si nous voulons  choisir la vie,   nous n’avons  qu’à nous taire et  laisser parler. 

S’il est vrai que nous ne sommes pas responsables de notre inconscient,  
nous sommes responsables  de ce que nous faisons de notre inconscient. 
Nous avons besoin  de lieux  et de temps  de respiration éthique     pour prendre conscience 
qu’il y a en nous  de la force de mort,  pour pouvoir vivre avec elle  et  pour pouvoir choisir la vie. 
Voilà ce qui a été dit. 
 
Sixième réalité   dont j’ai entendu le témoignage  : 
au-delà  du faire,  nous situer  dans l’ordre  de l’être. 
Vous refusez  de considérer   la respiration éthique  comme une méthode. 
Non, ce n’est pas une méthode décorative, stratégique, instrumentale.   
Cela a été dit tôt, ce matin. 

Il s’agit, en fait,  de distinguer  entre la morale  et l’éthique.
 La morale  est de l’ordre  du " faire " :  que dois-je faire ?  
La loi, la science,  les spécialistes, les techniciens,  les protocoles  nous disent   ce que nous devons faire.
Dans telle situation,  on doit faire cela,    parce que c’est la règle,   parce que c’est la loi. 

Dans le domaine de l’éthique,   il ne s’agit pas de "faire",   mais d’  "être". 
Il s’agit de savoir quel " je"   je cherche  à être. 
Dans mon exercice  de personne soignante,   qu’est-ce que j’ai envie d’être, moi ? 
Voilà  qui nous invite à faire résonner   de nouvelle façon    une perspective  évoquée  en tout début de matinée :
du  besoin d’avancer   dans le concept du soin spirituel    ou de la question métaphysique. 
Peut-être  sera-ce  le thème qui sera choisi lors du colloque de l’année prochaine ?

Gustave Nicolas FISCHER

Donner des perspectives, en considérant que cette question était mal posée en France et erronée, à certains égards, dans la véritable approche. J’ai l’expérience. C’est tout ce que je voulais dire dans mes petites explications à ce sujet, à titre informatif. Je ne suis pas entré dans le débat. 
 
Pierre LUCAS
 
Je vais terminer par une réflexion personnelle. 
Ayant la chance  d’être malade moi-même,   
ayant eu la chance  d’accompagner de mon épouse  dans un cancer, 
ayant eu la chance  d’accompagner ma belle-mère  pendant de nombreuses années, 
je voudrais attirer votre attention  sur le fait 
qu’à côté des personnes soignantes professionnelles, à un titre ou à un autre, que vous représentez ici,
de nombreuses personnes soignantes familiales  
consacrent un temps de contact   avec les personnes malades    dix fois,  vingt fois  plus important 
que le temps de contact  consacré par les professionnels,  qui ne peuvent pas tout faire, et dont le temps est limité .

Ces personnes soignantes familiales ont,  comme vous,
 le même questionnement,   les mêmes plaintes,   les mêmes souffrances,   les mêmes tentations   
et aussi   les mêmes aspirations   à être heureuses  de voir  l’autre heureux, 
comme [ s’adressant à Mme Nicolle CARRE ]  vous l’avez dit, Madame. 
 
Applaudissements. 

Gustave Nicolas FISCHER
 
Merci beaucoup, Monsieur Pierre LUCAS. Je vais donner la parole à Anne-Claire Bucciali pour la conclusion et pour les perspectives pour l’année prochaine. 
 
Anne-Claire BUCCIALI
 
Pour clore et ouvrir aussi la route pour l’année prochaine, on voulait vous annoncer le thème que nous voulions vous proposer dans la continuité de ces années. Nous essayons que  chaque thème soit issu de la réflexion de la Journée précédente. Nous proposons de porter la réflexion de 14ème Journée sur «le cancer et l’intime ». Cette dimension spirituelle fait partie de cette dimension de l’intime.

Le cancer est l’ennemi intime, une expérience existentielle vécue au plus profond de soi, éprouvée dans son corps et dans tout son être. 
 
La maladie, les traitements chirurgicaux, médicaux, la confrontation aux institutions de soin et aux professionnels de santé font intrusion, effraction, dans cette dimension de l’intime, sous le scanner, sous l’IRM, sous le bistouri, dans les protocoles standardisés de traitement. Dans la chambre d’hôpital ouverte à de multiples intervenants, que reste-t-il de cette part individuelle, secrète et essentielle de l’être et du sujet.
 
Dans le souvent long parcours de la maladie, les soignants deviennent témoins de l’intimité, de la sphère privée de la personne malade et de son entourage. Ils sont aussi amenés à entrer dans une certaine mesure et à interagir dans cette dimension de l’intimité du patient. 
 
Nous savons aussi ce que cette proximité peut avoir comme résonnance sur l’intime des soignants eux-mêmes. 
 
L’intimité du cancer, c’est aussi cette alchimie singulière qui, de l’épreuve vécue peut, comme le dit l’écrivain Annie ERNAUX, dans son journal intime, «faire une expérience humaine qui peut m’apprendre beaucoup de choses encore inconnues sur moi », peut susciter et suscite souvent aussi un besoin d’exprimer, de créer, de témoigner, de partager. 
 
Comment alors dans notre faire de soignant prendre cette dimension en compte de l’intime et tenter de préserver ce noyau précieux de la personne pour l’aider à rester vivante dans tous les aléas de la maladie ? 
 
Voilà quelques pistes de réflexion ouvertes. Nous nous réjouissons de pouvoir les travailler avec vous, l’an prochain.
 
Toutes les précisions sur le lieu, la date, seront sur le site apohr.fr. Vous y trouverez aussi les actes de cette journée. Vous pourrez aussi y suivre toutes les actualités de l’APOHR. 
 
Je vous remercie et vous souhaite un bon retour chez vous. Prenez soin de vous et des autres