Cancer : l'expérience intime
Le cancer, c'est l'« ennemi intime » : une expérience existentielle vécue au plus profond de soi, éprouvée dans son corps, dans son être.
La maladie, mais aussi, nous le savons, les traitements chirurgicaux et médicaux, la confrontation aux institutions de soins et aux professionnels de santé, font intrusion, effraction dans cette dimension de l'intime. Sous le bistouri, le scanner, l'IRM, dans les protocoles standards de traitement, dans la chambre d'hôpital ouverte à de multiples intervenants, que reste-t-il de cette part individuelle, secrète, essentielle du sujet ?
Dans le long parcours de la maladie, les soignants deviennent témoins de l'intimité, de la sphère privée de la personne malade et de son entourage ; mais ils sont aussi amenés à entrer -dans une certaine mesure- dans cette intimité, à y inter-agir. Et nous savons ce que cette proximité peut avoir comme résonance sur l'intime des soignants eux-mêmes.
L'intime du cancer, c'est également cette alchimie singulière qui, de l'épreuve vécue, peut, comme le dit l'écrivain Annie Ernaux dans son « Journal intime », faire une « expérience humaine qui peut m'apprendre beaucoup de choses encore inconnues sur moi ». L'intime désigne ainsi cet espace psychique propre à chacun où le « travail de la maladie » vient parfois révéler une part ignorée de soi en suscitant un besoin d'exprimer, de créer, de témoigner, de partager. Et alors pour quels effets dans la société ?
Comment, dans notre « faire » de soignants, prendre en compte cette dimension de l'intime, et préserver ce noyau précieux de la personne, du sujet, pour l'aider à rester un vivant dans tous les aléas de la maladie ?
- Donner des repères cliniques pour mieux comprendre le retentissement psychique de la maladie.
- Développer une réflexion et identifier le modes d’action, les attitudes susceptibles de favoriser la mobilisation des ressources psychiques.
- Médecins, psychologues, infirmiers, aides soignantes, autres professionnels de la santé, travailleurs sociaux, impliqués dans la prise en charge de personnes atteintes de cancer.
8h00 | Accueil des participants |
8h45 |
Acceuil des participant Allocutions d'accueil |
9h15 |
« Approche anthropologique de « l'expérience intime » du cancer. |
10h15 |
Discussion |
10h45 |
« Rêver... vous avez dit rêver ? |
11h45 |
Discussion |
12h00 |
« De l'intime à l'extime, et retour » |
13h00 |
Discussion |
13h00 |
Repas sur place - espace exposants |
14h30 |
Ateliers introduit par des témoignages croisés de patients et de soignants |
16h30 |
Conclusion : |
Anne KOVALEVSKY, conteuse ( Lyon ), interviendra tout au long de la journée |
1. Allocutions d'accueil
Si cette journée demande du travail pour la préparer de façon à vous recevoir au mieux , elle apporte aussi beaucoup à notre groupe dans la mesure ou elle se construit ensemble et qu’elle bénéficie de l’apport des uns et des autres au fil des rencontres qui émaillent les mois de préparation . Et cela m’évoque une question que l’on entend souvent, question posée par des personnes à l’extérieur du champ de la santé ou même par des collègues d’autres services, comment est il possible de travailler en cancérologie ? Les réponses sont bien sur personnelles mais je suis sur, et c’est un moteur, que ce qui permet de « tenir » c’est aussi justement ce travail commun, construire et penser ensemble, pour nourrir, alors je ne sais pas si je peux le dire mais je le dis quand même, son « expérience intime »..
Vous voyez que l’on retrouve là une partie de l’intitulé de notre journée, intitulé qu’il faut expliquer. Nous nous efforçons toujours , dans le choix du sujet, de tirer un fil, de faire le lien avec la journée précédente. Celle ci traitait, l’an dernier, de questions éthique et nous avons vu, dans les ateliers de l’après midi combien ces questions touchaient chacun, combien il était aussi parfois difficile de se décentrer, de ne pas se laisser emporter par ses émotions, son expérience à soi, par l’appréciation toute personnelle d’une situation. Nous avons bien vu que nous réagissons toujours, au moins dans un premier temps et parfois de façon véhémente, à partir de ce qui nous constitue intimement, notre histoire, nos valeurs, les différentes représentations que nous nous faisons de notre rôle, de la maladie.
L’idée d’essayer d’approcher cet espace là, celui de l’expérience intime, celui de nos affects, de nos pensées, de notre discours intérieur est venue rapidement. C’est quelque chose dont nous ne parlons pas facilement dans l’exercice de nos professions et pourtant c’est tout ce vécu intime qui colore, toujours de façon singulière, notre façon de travailler, de soigner , d’écouter, d’accompagner.
Travailler dans ce champ de l’oncologie, avec la maladie grave, vous le savez, n’est pas sans conséquence sur le plan psychique et l’une des ambitions de la journée est d’aborder cette question autant coté soignant que coté patient. .
Je vous ai amené là, c’est un clin d’œil, un gros caillou avec des aspérités et un galet tout poli.
Vous savez que c’est l’érosion, les frottements l’un contre l’autre qui vont finir par transformer le gros caillou en galet. C’est une image pour dire que la confrontation avec le cancer, les multiples rencontres, le travail en équipe, la formation tout ce que chacun d’entre nous mettons en place « pour tenir le coup » font aussi sur le plan psychique leur travail d’érosion pour laisser apparaître quoi ? Hé bien j’espère que nous en discuterons…
Le cancer, comme nous l’indiquions dans l’argument, fait aussi, pour ceux qui en sont atteints, intrusion, effraction par bien des aspects, dans cette dimension de l’intime. Et dans le parcours de la maladie, les soignants deviennent témoins de l’intimité, de la sphère privée de la personne malade et de son entourage. Ils sont aussi, même dans l’acte de soin technique, mis en position d’écouter ce bouleversement intérieur que provoque la maladie. Qui n’a pas été interpellé, parfois sommé de répondre, mis en demeure d’entrer dans un échange ou souvent les repères bien établis du soignant vacillent en ne laissant pas toujours intact ? …
Vous verrez que dans l’atelier de l’après midi, atelier qui se fera en grand groupe, (ce qui est une sorte de paradoxe puisque il s’agira parler de l’expérience intime dans un groupe qui n’est pas intime du tout), nous essaierons de reprendre ces questions à partir d’un travail mené par un groupe patients/ soignants qui s’est réunie plusieurs fois ces dernières semaines. Nous avons je crois tous, pris beaucoup d’intérêt à ces échanges et aussi du plaisir à nous retrouver.
Alors comme je suis maintenant aux remerciements c’est par tous les participants à ce groupe que je veux commencer pour leur dire merci de leur investissement, de ces discussions enrichissantes que nous partagerons tout à l’heure.
Je veux aussi remercier l’université qui nous reçoit, le Centre Hospitalier de Mulhouse et les Hôpitaux Civils de Colmar qui soutiennent notre action depuis le début, le Comité du Haut Rhin de la Ligue contre le Cancer qui chaque année financent un certain nombre d’inscriptions à la journée et au Diplôme Universitaire de psycho oncologie, les représentants des laboratoires pharmaceutiques, Mr Martin, je pourrai presque dire « notre » libraire qui nous fait l ‘amitié d’être là chaque année et qui se fait un point d’honneur de proposer un stand toujours trés bien documenté et dont vous pourrez profiter tout à l’heure. .
Et puis bien sur aussi, merci à mes amis de l’APOHR. Rien ne pourrait se faire sans vous.
2. Accueil des participants
Mesdames et Messieurs les participants qui nous viennent pour certains de loin,
Mesdames et Messieurs les orateurs,
Et surtout à l’ensemble des professionnels de tous horizons qui composent le comité scientifique et d’organisation qui d’années en années nous invitent à ce rendez vous qui reste pour tous les participants un doux et un riche moment d’émotion, d’échange de connaissance et de partage de « tranches de vies ».
Je vous souhaite au nom de Madame PORTAL, directrice du Centre Hospitalier de Mulhouse la bienvenue à cette 14° journée Haut Rhinoise de psycho oncologie.
Le Cancer nous le connaissons tous, bien qu’il n’a jamais qu’un seul visage…
En fonction de notre vie, nous le connaissons du dedans, du dehors , un peu , beaucoup , longtemps , fortuitement…
En tout état de cause
- Nous devons vivre avec lui ,
- Nous devons apprendre à vivre avec lui, à l’apprivoiser, à faire de cet ennemi un compagnon de route qui va nous obliger à nous découvrir…. Nous qui pensions nous connaître si bien…
- Nous le comprenons certains jours mieux que d’autres, nous le supportons certains jours mieux que d’autres…
Quand il est en nous, ce compagnon non choisi, qui rend notre corps différent, qui l’abîme, le rend douloureux, quelques fois difficile à regarder, qui peut même nous amener à perdre notre identité que nous avons pris tant de temps à forger.
Il y a peu de temps, un bien aimé, m’a dit, le cancer c’est comme aller au front, livrer une bataille contre une étrangère « la maladie », mais également un étranger « moi porteur de cette maladie ».
Ce temps de rencontre, avec ce compagnon qui s’impose à nous, peut devenir le temps des règlements de compte : je deviens comptable de ma propre vie , de mes vies.
Rentrer dans cette maladie, c’est apprendre à vivre avec des contradictions :
- celle de nous battre, de tout lâcher et de recommencer le combat,
- celle du temps compté - l’urgence de vivre … et redécouvrir l’importance du temps qui passe, la durée d’une année de plus, d’un mois de plus et même d’une journée gagnée … sur quoi …
- celle d’une tragédie unique, exceptionnelle , violente , bouleversante devenue tellement « ordinaire » dans notre société
- celle de vivre ces émotions qui nous amènent du refus à l’acceptation en passant par la colère
- celle de devoir montrer à voir notre intimité, nous rendre dans des lieux publics , être obligé de laisser rentrer dans notre bulle des « étrangers » … dans un moment de notre vie où peut être la solitude serait une douce amie.
La dimension du tragique de ce moment de vie particulier qu’est ce rendez vous avec le cancer, lorsque tout s’organise comme un mauvais coup du destin et qu’il s’agit alors de passer à travers l’épreuve de la perte, parfois au péril de sa vie…
Mais c’est le plus souvent grâce à vous tous une nouvelle mise au monde.
Une traversée du tunnel qui nous amène quelques fois vers un meilleur quand on est capable de se débarrasser de ses pesanteurs anciennes, modifier sa vie en prenant l’essentiel, le meilleur de la maladie.
Mes mots je le mesure ne sont pas ceux d’un orateur , mais j’avais juste et simplement envie de vous les dire car c’est ma façon à moi de vous rendre hommage en tentant de montrer que votre quotidien, vos actions, votre vécue ne peut être que celui de « belles personnes ».
Je profite encore de cette tribune qui m’est offerte pour saluer plus particulièrement le travail d’exception mené par les professionnels du CHM impliqués dans la prise en charge du patient souffrant d’un cancer, médecins , soignants, psychologues, assistantes sociales… et un grand merci à la coordination en soins de supports et à tous les animateurs/participants de la commission des soins supports inter établissements qui constituent une richesse précieuse.
Très bonne et riche journée à vous toutes et tous…..
3. De l’intime à l’extime, et retour
4. Rêver… vous avez dit rêver ?
Cet ultime bastion de l’intime dans la matière brute de la déchirure.
La déchirure… une rêverie impossible ?Il y a quelques années j’ai fait un rêve, ou plutôt un cauchemar qui s’est implanté un soir dans ma rétine comme une image insupportable… Mais ce pourrait être aujourd’hui, dans ce genre de choses le temps n’a pas de prise…Le rêve change d’objet, mais c’est toujours le même dur travail pour se réveiller, réaliser, digérer l’image, traverser le ressenti sans l’éjecter. Là, il y avait eu un attentat à la sortie d’un lycée. Plusieurs jeunes avaient été tués ou mutilés. Tous étaient sous le choc. On rendait compte de cette horreur au journal télévisé du soir, images en boucles, avec l’interview de leurs camarades.
5. Conclusion
Pour ce faire, je voudrais vous parler depuis le chevet. Puisque c’est de là que je parle, lorsque je me tiens auprès d’une personne hospitalisée, ou lorsque je parle ici comme non spécialiste en marge de chacune de vos spécialités. Alors je vais faire de ce lieu dont je vous parle l’objet de ma parole.
Mon sujet est le chevet, car je crois que c’est de lui que nous parlons en négatif lorsque nous parlons de l’intime. C'est cette position du chevet que l'intime de l'autre interroge chez moi ; ce que certains ont appelé, lors des échanges de l'atelier, « la juste distance ». Ou encore, ce que mon imaginaire nourri de récits bibliques à beaucoup aimé, « le bord du puits ». Cette position, pour abonder dans le sens d’Éric Fiat, ne saurait être une posture. Elle inclut souplesse et réajustement permanent.
Nous avons déjà dit que l'intime évoque nécessairement quelque chose de la vulnérabilité.
L'intime serait-il notre talon d'Achille ?
Je pense au livre de Claude Lharbes, L'homme allongé. C'est un homme chroniquement hospitalisé qui me l'a offert. L'auteur y décrit son attaque cardiaque à la maison, l'arrivée d'une jeune médecin généraliste qu'il avait l'habitude de croiser dans les rues du village. Alors qu'elle l'ausculte et qu'il est allongé sur son canapé, il songe qu'elle ne lui a jamais paru si grande. "L'allongé devra s'y habituer, commente-t-il, à présent il ne mesure que 80 cm de haut"
À lire ce cadeau de cette personne que je visitais depuis plusieurs années régulièrement, j'ai entendu : « Tiens compte de ma hauteur lorsque tu viens à mon chevet ». J'ai réajusté ma position. À côté, pas « à la place de... », mais ancrée dans ma propre vulnérabilité.
Mais est-ce cela seulement l'intime, cette position imposée d'allongé qui nous place en moindre vigilance, cette pose (pause) de nos sommeils, de nos amours, que nous ne prenons qu'en situation de confiance, qui implique toujours peu ou prou une forme d'abandon et dont nous trions sur le volet les potentiels spectateurs ?
L'intime de la personne hospitalisée ou malade se dévoile déjà dans cette position d'allongé qui m'oblige à interroger ma propre position, à ajuster ce que je comprends de ma position de chevet. Mais a-t-on tout dit de l'intime lorsqu'on a dit cela ? Bien sûr, il nous faut encore parler du toucher et du regard.
Parmi les paroles des patients, j'ai entendu l'évocation de la nécessité
"d'abandonner son corps à des mains étrangères" (lapsus scripturaire :"sort" au lieu de "corps"). Cette violence, encore, d'être touché sans avoir choisi, sans avoir élu les mains qui me touchent. Moi je n'ai pas à toucher les personnes que je rencontre, mais j'entre avec un regard, malgré moi, je touche avec les yeux, comme on dit aux enfants. C'est une intrusion, bien sûr, pour laquelle je vérifie toujours qu'elle peut correspondre à une attente, un désir chez l'autre. J'ai commencé cette expérience de visites à l'hôpital très jeune, très encombrée de ma propre intimité dont je ne savais que faire, de ma propre pudeur. On confond facilement sa pudeur avec celle de l'autre. Alors je tenais une posture de chevet assez lointaine. Et plus je me tenais loin, plus l'autre me disait : venez voir, approchez, touchez. J'étais très étonnée de cette récurrence, dans les visites, des plaies montrées, exhibées. Qu'est-ce que j'ai pu être gênée lorsque quelqu'un soulevait sa chemise pour me montrer une plaie au ventre. Et comme si ça ne suffisait pas, la personne me disait : touchez !
Oui, l'intime, ça peut être le désastre d'une pudeur qui ne peut pas être respectée à cause de l'intrusion des soins, mais ça peut être aussi le désastre que personne ne puisse prendre ma place dans mon corps et mesurer la vastitude de son égarement, de sa "trahison" (autre parole de patient). L'intime a partie liée avec la pudeur, et j'ai aussi appris à ajuster ma position du chevet en arrimant ma pudeur à celle de l'autre. Si sa plaie exposée le gêne et qu'il ne la regarde pas, je ne la regarde pas. S'il veut que je vois et que je touche pour que j'y crois, à cette histoire démente qui lui arrive, alors je regarde et je touche. Ma pudeur s'ajuste à la sienne, et je compte sur lui pour ajuster la sienne à la mienne lorsque c'est moi qui serais allongée. Et dans ma culture de chrétienne, je songe aussi aux récits bibliques des apparitions du Ressuscité où Jésus invite Thomas à plonger ses mains dans ses plaies. Certes il le fait pour que Thomas croit, mais peut-être lui faut-il cela à lui aussi, les mains tierces pour valider la réalité de ce qui se vit là d'impensable (impansable?). Il ne s'agit pas de « comprendre », comme nous y rendait attentifs le Docteur Ben Soussan, mais peut-être d'accueillir. Non pas s’approprier la réalité de l'autre, mais la supporter avec lui, être le tiers par lequel l'incroyable peut commencer à être cru.
Eric Fiat parlait d'un « lieu secret où le secret peut être dit ». En hébreu, secret se dit « sod » et le « sod » désigne également, dans l'architecture israélite ancienne, la « chambre haute », une sorte de mezzanine où se retirent les femmes quand elles sont leurs règles. Une échelle permet d'y accéder et c'est la femme qui choisit de tendre cette échelle ou non à celui qui veut la visiter dans le « secret ». Cette architecture dit quelque chose, je crois, de ce que nous avons approché aujourd'hui.
Car évidemment, vous vous doutez qu'en tant qu'aumônier, l'intime pour moi résonne fortement sur le plan symbolique.
Alors je cherche l'intime irréductible, l'intime inentamé par l'expérience de la maladie.
C'est dans cette quête là que je trouve, je crois, ma juste place de chevet. Cette quête avance dans un va et viens incessant entre l'autre et moi-même, dans l'effet de résonance qui fait vibrer nos cordes humaines. Je ne me sens ni plus ni moins. Ni plus ni moins haute, possédante, regardante, regardée. Je cherche en moi, et je regarde l'autre chercher en lui-même, le noyau dur de l'intime irréductible. Un collègue à moi dirait que nous avons chacun à excaver en nous-mêmes notre part de sacré. « Conquérir l'espace sacré », disait Danièle Deschamps. Denise Vogeleisen proposait cette belle définition du sacré comme ce qui nous rattache au monde. Sacré au sens de l'inquantifiable, l'inestimable, quelque chose dont on ne peut établir la valeur et qui par conséquent est inaltérable.
Il y a dans la Bible un récit bien connu sous le nom de « la multiplication des pains » qui comporte un détail étonnant. Ce récit, où Jésus va vivre un temps fort avec la foule, une rencontre essentielle avec beaucoup d'autres, commence par une intention totalement contradictoire de la part de Jésus, celle de « se retirer à l’écart ». Le petit mot traduit ici par « écart » est le terme grec idios. Il désigne ce qui est propre, personnel, particulier. Au pluriel, on le traduira par « les siens, les gens de sa maison ». Idios, souvent, désigne la maison, ce lieu de nos replis, des retrouvailles avec soi-même. Le heim dont parlait tout à l'heure Denise Vogeleisen. Il y a quelque chose de réflexif, dans ce petit mot, quelque chose de l’intime. Et c'est ce chemin vers l'écart, vers l'intime réunifié, qui débouche dans ce récit sur la rencontre avec l'autre et les autres. C'est quelque que je vis moi-même et que je vois vivre depuis le chevet : comme cette plongée imposée au cœur de ce que je suis peut ouvrir vers la rencontre plutôt que vers le repli. Une rencontre qui a des teintes inédites, une profondeur inédite.
"Ce que j'étais, je ne le suis plus... Et pourtant, c'est avec ce que je suis au plus profond de mon être que je vis aujourd'hui"(parole de patient)
Oui, on plonge au plus profond de soi. Est-ce devenir radicalement différent, ou bien est-ce simplement que quelque chose s'est dévoilé, quelque chose de cet intime que nous balbutions aujourd'hui et qui parfois nous saute aux yeux ? Et cet intime, en plus de nous plonger au cœur de notre singularité, n'est-il pas aussi le chemin par lequel nous nous ouvrons à l'altérité, comme si, tout au bout de ce chemin étroit, ce chemin de crête qui nous fait arpenter des territoires inconnus, dans ces paysages de désert ou de forêt si dense qu'on si sent plus seul que jamais, et bien notre petit sentier débouchait brusquement vers un lieu visité, le lieu de la rencontre, le lieu de la convocation à notre humanité, qui abolit les frontières entre malade et bien portants ?
Ce lieu, je crois que le poète Claude Vigée l'a bien nommé, il l'a découvert et percé à jour. Claude Vigée, chère Danièle Deschamps, avait assurément rencontré son « indien intérieur ». Ce lieu de l'intime irréductible et inaltérable, il l'a appelé : « le lieu de la toute confiance » :
« Au cœur de notre vie si fragile, partout menacée par la destruction, il existe en nous, en amont de chaque dérive temporelle, un lieu lumineux de la toute-confiance. A partir de ce site, dans un mouvement rythmique de retour, alternant avec celui de l’exode, nous pouvons affronter, sans trop désespérer, la terrifiante et merveilleuse aventure de l’extériorité trop longtemps étrangère.
De ce lieu intime de la toute-confiance émane une clarté qui, à partir du centre secret de notre âme incarnée, pénètre, soulève et guide vers l’avenir, en dépit de tous les obstacles de la vie présente, le moi chancelant dont nous nous faisons le porte-parole doublement précaire. Nous y buvons ensemble, comme à une source de vie cachée, le souffle du futur infini :
« Par-delà tout le mal
Et plus haut que la nuit »
Claude Vigée, Danser vers l’abîme.
Marion Muller-Collard